The Tree of Life
The Tree of Life
(2011)
Terrence Malick
Jessica Chastain, Brad Pitt, Sean Penn
Terrence Malick est un cinéaste visionnaire, mais nous le savions déjà. Qu’il soit un metteur en scène de génie, il nous l’avait démontré au cours de ses films précédents, qu’il s’agisse de La Ligne rouge, des Moissons du ciel ou de La Ballade sauvage (vous l’aurez compris, j’avais trouvé Le Nouveau monde un ton en dessous, mais après la claque que je viens de prendre je lui donnerai probablement bientôt une nouvelle chance). Au cours de sa filmographie parcimonieuse mais néanmoins dense, sans doute Malick ne nous avait-il pas encore dévoilé toute l’ampleur et la profondeur de ses ambitions pour un média qui a, au cours des dernières décennies, trop souvent été traité avec condescendance aussi bien par le public que par l’industrie elle-même, méprisé tel une vulgaire attraction à peine bon à divertir le grand public par des histoires sans relief ni réflexion, un média auquel l’un des réalisateurs américains les plus talentueux et les plus discrets de sa génération rend ses lettres de noblesse avec son dernier opus, The Tree of Life, un chef d’œuvre incontestable et démesuré récompensé par une Palme d’or largement méritée.
L’histoire, si l’on peut parler ici d’histoire tant le film défie toute approche classique du cinéma narratif, est celle de l’homme face à un sentiment d’absolue solitude et de sa relation aux autres, au monde qui l’entoure, un homme hanté par les souvenirs de sa jeunesse et de la cellule familiale, un homme confronté à son insignifiance face au monde et à l’univers et à son impuissance face à l’inconscience de ses semblables. Pour simplifier, le film navigue entre trois récits distincts mais indissociables. Celui de cet homme, Jack O’Brien, face à la solitude dans un New York contemporain grouillant de costard-cravates déshumanisés. Le récit d’une famille américaine typique, celle des O’Brien, de la précarité de leurs relations dans une banlieue tout ce qu’il y a de plus banale dans la période optimiste que constituaient les années 1950, une période dominée par l’hégémonie américaine d’après-guerre et le sentiment de la réalisation du grand idéal rêvé par une nation entière. Enfin, il y a le récit de la Terre, de sa naissance, des premières formes de vie et de leur progéniture. Une même question taraude ces trois narratives, celle de la foi, de la condition humaine. Qui sommes-nous ? D’où nous venons ? A quoi doit-on aspirer ? Surtout, sommes-nous vraiment seuls face au destin, où y a-t-il quelqu’un pour nous protéger de son regard bienveillant ?
Un film sur la foi donc, me direz-vous. Oui, mais pas simplement. Le film aborde la question de la foi chrétienne de manière subtile, toujours nuancée, faisant cohabiter ensemble des opinions très différenciées sur la question à l’image du couple que constituent les O’Brien. Jamais dans The Tree of Life, Malick ne tombe dans la caricature. Ses personnages et leurs introspections infinies sont d'une grande complexité, mêlant aspects négatifs et positifs que le réalisateur s’abstient à chaque instant de juger. Jamais ce père austère n’est abandonné par une certaine grâce qui anime ses choix, et que lui confère cette conviction absolue qu’il fait ce qu’il doit faire et de son mieux. Et malgré l’animosité de ses trois fils envers lui, s’il continue sur le chemin de la droiture et de la discipline, dans son esprit tout ce qu’il fait est pour leur bien. Il les éduque à vivre dans un monde qu’il considère hostile, un monde qui a brisé un rêve de jeunesse pour finalement lui en donner un autre, plus inattendu. Sa vision et ses méthodes d’éducation s’opposent en tout à celles de sa femme que lui considère comme naïve, une femme qui prêche l’amour de toute chose en ce monde. Ainsi, ce père qui semblait le plus strict, qui joue de l’orgue pour l’église paroissiale, n’apparaît plus forcément comme le plus aveuglément pieux des deux parents, ou du moins leur conception respective de la foi diffère-t-elle radicalement. Alors que d’une part l’on a une croyance en Dieu au travers de sa présence en chaque chose, de l’autre côté c’est une véritable foi en soi-même, une foi quasi individualiste.
Cette opposition entre les deux parents trouve son écho dans l’une des plus belles scènes tournées ces dernières années, celle de la Genèse ou du Big Bang selon le point de vue que l’on adoptera. Certains trouveront cette longue scène rebutante, prétentieuse ou encore ridicule, et pourtant, elle est d’une magnificence visuelle rare, les images sont d’une beauté incomparable, bouleversante et l’abstraction graphique à laquelle l’on atteint parfois vaudra sans doute au Tree of Life des comparaisons quelque peu précipitées avec le 2001 : L’Odyssée de l’espace de Stanley Kubrick (un film qui ne lui est comparable que dans son ambition sans bornes). A cette partie du public, je vous demande de simplement mettre en veille toutes les préconceptions que vous puissiez avoir sur ce que doit être le cinéma, de faire abstraction des films auxquels vous vous êtes peu à peu habitués, et de vous ouvrir à l’imagination de Malick, d’entrer dans la contemplation de nos origines comme il nous le demande et de vous laisser bercer par le déferlement d’émotions et d’idées qu’évoquent les images mystiques défilant à l’écran. Si vous n’y parvenez pas, cantonnez-vous à vos blockbusters, le cinéma, cet art, n’est pas fait pour vous.
En mettant en scène la naissance de la Terre à la fois comme un processus naturel et sous la forme d’une représentation mystique, Terrence Malick ne fait que développer cette idée de la complexité de la foi qui peut aussi bien être d’ordre religieuse ou morale. Ce n’est qu’à la lueur de cette représentation, de l’expérience mystique qu’elle constitue, que l’on comprend réellement le noyau principal du film ; le voyage mental de Jack dans son bureau New Yorkais, une quête qui doit mener à la réconciliation des deux figures paternelle et maternelle dans son esprit, de deux facettes opposées de son propre être, qui doit à nouveau lui permettre d’aimer et d’accepter l’amour et lui faire comprendre que tant que l’amour est présent dans sa vie, qu’il en soit l’émetteur ou le récepteur, la véritable solitude n’aura sur lui aucune emprise. La scène qui semblait la plus terre-à-terre devient ainsi le véritable noyau spirituel du film, son centre névralgique, et l’on peut maintenant en comprendre les images débridées, les plans chargés de symbolisme qui se succèdent et qui nous emmènent avec Jack vers la rédemption morale et l’épiphanie finale.
Les scènes du film sont quasiment indéfinissables, Malick préférant laisser sa caméra suivre les agissements des personnages dans toute leur longueur plutôt que de les segmenter. Les instants se succèdent évoquant davantage un drame psychologique qu’un véritable récit et confèrent à ce Tree of Life des allures d’ode, voire de véritable hymne à l’amour et à l’espérance, défiant la narration cinématographique classique en préférant à l’habituelle construction en scènes et séquences une structure davantage musicale où prélude, mouvements et finale développent des thèmes et des motifs qui viennent se compléter et se creuser tour à tour. Ce n’est pas un film à la portée de tous, il demande la participation active du spectateur, et beaucoup seront en désaccord avec le propos développé par Terrence Malick, mais la beauté de cette œuvre réside avant tout dans le fait que l’on n’est pas obligé d’adhérer à son optimisme courageux et assumé pour être secoué et ému en tant que spectateur. Le film invite simplement, tel un poème, à la réflexion sur certaines idées et laisse à chacun la liberté d’en tirer ses conclusions et son interprétation des images et des idées qui, au cours de deux longues heures glorieuses, se sont entrechoquées pour notre plus grand plaisir visuel. Du grand art en somme, et si l’on avait plus de réalisateurs de cette démesure, le cinéma en serait sans doute d’autant plus aventureux et intéressant. Comme nous l’a montré Malick, l’espoir est permis.