Faust, un film d'Alexandre Sokourov

Publié le par Marc

Faust
Faust
Réalisé par Alexandre Sokourov
(2011)

Tout dans ce Faust imaginé par Sokourov semble orienter le regard du spectateur vers les éléments naturels ; l’air, l’eau, la terre, qui surgissent l’un après l’autre à l’écran au travers de scènes d’une beauté fulgurante, rendues à la fois familières par leurs références picturales et étonnantes du fait de la matière novatrice de l’image elle-même. Seul grand absent ; le feu, et donc les flammes de l’enfer auquel ce personnage emblématique voue son âme et que, paradoxalement, l’on ne verra pas. Du Méphistophélès immortalisé par le film de Murnau, nous n’apercevrons guère plus ; Mauritius Müller, un grotesque usurier au corps difforme prenant ici sa place et dont la perpétuelle logorrhée, véritable déluge de tentations verbales, pousse le dialogue du film vers l’abstraction, Sokourov le travaillant comme s’il s’agissait d’une hypnotique bande sonore destinée à endormir le spectateur pour mieux l’immerger dans le spectacle sensoriel, marquant au passage l’irrévérence dont fait preuve le cinéaste russe vis-à-vis de son sacro-saint texte de référence.

On ne peut parler d’adaptation fidèle (qui a crié au sacrilège ?), bien que Sokourov reprenne dans le désordre des scènes de la pièce de Goethe. Il s’agit au contraire d’une réappropriation et d’une interprétation très personnelle du texte, que le réalisateur inscrit de manière explicite dans un cycle, une tétralogie consacrée aux figures du totalitarisme du XXe siècle, initiée avec Moloch (Hitler), puis Taurus (Lénine) et Le Soleil (Hirohito). Sans avoir vu les films précédents, il n’est pas difficile de voir par quels thèmes Faust et son pacte central, déplacé ici vers la fin du récit comme une vulgaire note de pied de page, s’y rattachent. Ainsi, ce qui intéresse Sokourov, davantage que l’action qu’il n’a cesse de retarder, est le cheminement moral de son protagoniste presque toujours en mouvement, déambulant dans des décors – la cité, la forêt ou la montagne rocailleuse – grouillant de détails ; une route menant à une irrémédiable damnation et s’ouvrant sur le mal du siècle à venir.

Faust n’est d’ailleurs pas présenté sous les traits d’un vieux sage mais ceux d’un jeune et ambitieux physicien, presqu’un charlatan, que l’on découvre décortiquant un cadavre sans doute dérobé, prenant des mesures du crane et cherchant en vain à trouver parmi les visqueux organes qui se déversent dans ses mains l’emplacement de l’âme. Il est aidé dans sa tâche futile par son assistant, le quasi demeuré Wagner qui accouchera plus tard, lors d’une des scènes les plus pathétiques du film, d’un hideux homoncule. A la soif de jeunesse du Faust de Goethe succède celle du pouvoir, à son besoin de plaire à Margarete, celui de la posséder matériellement, par l’argent et dans sa chair. Point de noblesse ni de spiritualité à l’horizon lorsque Faust et l’usurier visitent le lavoir où ils apercevront pour la première fois la jeune femme, auquel notre sombre héros soulèvera la jupe comme pour découvrir le Graal, dans un climat baignée par une voluptueuse lumière, à la fois solaire et mielleuse.

Si l’Homme est ici un être profondément matérialiste qui ne pense qu’à jouir du moment présent, la mise en scène et le traitement des images confèrent pourtant au récit une poétique et une spiritualité indéniables. S’échappent de la ville et du quotidien morose des personnages, que ce soit au long d’une promenade pseudo romantique en forêt où chaque détail crève l’écran de sa netteté absolue mais où pourtant le tout semble se dissoudre dans une atmosphère rendue cotonneuse par la densité d’une lumière capable d’absorber les différents éléments présents à l’écran, ou lorsque enfin vient le moment pour Faust de posséder l’objet de ses désirs plongeant avec elle vers les ténèbres dans un lagon édénique, la caméra de Sokourov nous fait subtilement pénétrer un outre-monde dissimulé derrière le visible. Nous nous enfonçons alors pleinement dans la conscience torturée des personnages, chacun de leurs états d’âme prenant corps dans ce territoire éthéré où chaque geste, chaque pensée, semblent amplifiés.

Le questionnement du film gravite autour de cette notion de perception, d’où les anamorphoses déconcertantes qui nous dévoilent celle de Faust, biaisée par la propagande d’un Mauritius qui reviendra finalement réclamer son dû au cours de l’unique scène du film teintée par un fantastique inquiétant. Ce n’est que dans le dernier acte que la véritable nature des choses, des hommes et du récit, sera révélée au grand jour d’une lumière crue et que nous percevrons enfin le véritable Faust, l’homme arrogant et triomphant par la malhonnêteté, arpenter une terre veine atteinte après la traversée d’un Styx boueux et la rupture de son contrat. Ainsi, au bout de son périple, Faust semble bien chez Sokourov trouver le chemin d’une éternelle damnation et, alors que le récit rejoint étrangement, comme déjà chez Marlowe, ceux de la Chute, d’Adam et Eve expulsés de l’Eden, mais aussi de Lucifer qui se rebella par orgueil contre son maître, il ne reste plus que la démonstration de force d’une nature toute puissante et une lourde sensation de pessimisme face au matérialisme d'un genre humain désormais condamné à évoluer sur des terres que le divin aura, à jamais, abandonnées.

Publié dans Nouvelles du front

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