Baby Doll
Baby Doll
(1956)
Elia Kazan
Karl Malden, Caroll Baker, Eli Wallach
Adapté par Tennessee Williams lui-même d’après l’une de ses propres pièces, Baby Doll est moins célèbre que la précédente collaboration entre le dramaturge et Elia Kazan mais toute aussi marquante que Un tramway nommé désir. Le film narre la vie d’un homme, Archie Lee Meighan, que nous découvrons au bord de la faillite et de la dépression. Marié depuis près de deux ans à la jeune Baby Doll, il attend le vingtième anniversaire de celle-ci pour enfin – selon un contrat tacite – consommer leur mariage. Cependant, l’une des clauses de leur contrat, le fait d’un mariage arrangé, stipule que si Baby Doll doit céder sa virginité à son vingtième anniversaire elle ne doit le faire que si Archie Lee tient les promesses faites au père ; nommément lui fournir un train de vie convenable. Et comme nous le voyons dès les premières scènes du film, ceci n’est pas du tout le cas.
Dans la grande maison en ruines qu’habitent Archie Lee et Baby Doll, les nombreuses pièces semblent vides, les couloirs poussiéreux oubliés, les murs décrépits abandonnés aux affres du temps. La vie d’Archie Lee menace de s’empirer alors qu’il tente en vain de coincer une fois pour toutes Baby Doll, dont l’anniversaire n’est que dans deux jours, et de se débarrasser de la tante Rose, vieille folle vraisemblablement invitée à perpétuité dans la vaste demeure. C’est alors qu’il reçoit un appel des huissiers lui annonçant qu’on vient enlever ses meubles pour rembourser ses dettes. Le tout sous les yeux de ses ouvriers noirs. Plongés dans l’oisiveté totale par le manque de travail sur la fabrique de coton d’Archie Lee, ils portent un regard tantôt amusé, tantôt impassible sur le destin de leur patron ; humiliation suprême pour un homme du Sud.
Car Baby Doll respire le Deep South à plein nez, que ce soit dans les accents, les décors, les lumières blafardes et humides ou la musique et les blues entonnés tout au long du film. On y retrouve aussi le racisme typique et le manque d’éducation de cette classe qu’on appelle white trash, ainsi qu’un communautarisme auquel devra faire face le troisième personnage du film, Silva Vacarro, président du syndicat de coton et immigré italien sans doute venu d’un des états du nord pour faire fortune. Sur leur propre dos d’après les habitants du coin. Alors qu’il se trouve en situation de quasi monopole un incendie ravage sa fabrique de coton et il se voit alors forcé de sous-traiter une partie de son activité à Archie Lee qu’il suspecte fortement d’avoir déclenché le feu, des suspicions que la prochaine journée, passée aux côtés de Baby Doll, ne fera que confirmer. Tous les éléments sont alors en place pour que le drame se déroule.
Ce qui frappe dans Baby Doll est la forte charge théâtrale qu’injectent autant l’écriture de Tennesse Williams que la mise en scène d’Elia Kazan. On retrouve la précision dramatique dans l’évolution des personnages et dans le déroulement inéluctable de leurs destinées. On sent que Archie Lee court vers la folie, Baby Doll vers la perte de l’innocence et Vacarro vers la mort et que rien qu’ils ne puissent faire semble capable d’arrêter la machinerie. Le drame est implacable et plein de moments de folie, comme la scène superbe où Vacarro essaie de faire croire à Baby Doll que sa maison est hantée, scène qui commence comme un jeu érotique entre les deux personnages, se transforme en vaudeville endiablé avant de devenir un véritable rapport de force qui concerne le noyau central du récit ; le feu, symbole évident d’une passion destructrice.
L’emploi que Kazan, homme de théâtre autant que de cinéma, fait de l’espace fait pourtant de ce Baby Doll autre chose qu’une simple pièce filmée. La dextérité du réalisateur est surtout palpable lors de la dernière scène du film où Archie Lee, dément et armé d’un fusil, poursuit Vacarro aux alentours de la maison. Employant de nombreux plans rapprochés, Kazan fragmente sa scène au niveau spatial, créant du suspense et nous menant crescendo vers la conclusion du film sans jamais perdre le spectateur dans un fouillis d’images incompréhensible. Son cadrage est aussi responsable de la forte charge érotique de certaines scènes du film, notamment celle de la balançoire. Laissés seuls par Archie Lee, Baby Doll et Vacarro font connaissance, se promènent et discutent dans un jardin tout autant laissé à lui-même que la maison des Meighan. A la recherche de preuves incriminant Archie Lee, Vacarro séduit la jeune femme afin de mieux la manipuler, l’effrayant autant qu’il l’intrigue, donnant lieu à une scène d’une force magistrale qui vaut à elle seule la peine de voir le film.
Quelques années après avoir traité la question du syndicalisme et ses démons nés du Maccarthysme sur un ton on ne peut plus naturaliste dans le bouleversant Sur les quais, Kazan reprend ces mêmes thèmes et en offre en variation un drame puissant.